Premier extrait :
LES ÉTAPES EUROPÉENNES : VENISE, BELGRADE, CORLU.
Un soir, pour gagner mon dîner, je me résous à devenir troubadour.
Je roule depuis 29 jours.
Me voici à Venise.
Jusqu’ici, mon voyage est sans histoire.
J’ai vu tant de films consacrés à Venise que j’ai l’impression de pénétrer dans une ville familière.
Et pourtant, je découvre Venise pour la première fois.
Je me glisse dans la foule des touristes. Ils viennent des quatre coins du monde.
Et dans cette Babel moderne, on sursaute quand on entend parler italien.
Je rencontre des Américains blindés d’appareils photographiques. On croirait qu’ils veulent en faire commerce. Je rencontre des Hollandais hauts sur jambe, des Anglais impeccablement uniformisés dans leurs complets gris, des petites françaises en blue-jeans, des italiennes en shorts multicolores.
Tous s’attardent le long des canaux et dans les rues étroites.
Les pigeons de la Place Saint-Marc tourbillonnent sans arrêt en claquant des ailes. Ils évoquent pour moi, un coin de ma cité : la Place Saint-Lambert.
Jusqu’ici pas de dépaysement. Les routes sont excellentes et je trouve du carburant, sans me faire de souci.
Mais aux portes de Trieste, tout change. Les vieilles querelles italo-serbes ont laissé dans l’air un parfum de poudre. Je dis adieu à l’exubérante gentillesse italienne.
Des douaniers yougoslaves m’accueillent dans leur uniforme couleur de terre, le visage fermé.
Grâce à une recommandation d’un ancien ambassadeur de Belgique en Yougoslavie, je franchi le double poste de douane, sans difficulté.
Bon nombre de touristes bloqués par d’interminables formalités me regardent passer d’un air ahuri.
Dès la sortie de Trieste, la route escalade des montagnes et je suis obligé de m’arrêter pour laisser souffler mon moteur.
Je passe ma première nuit en Europe communiste, sur les hauts plateaux d’Adelberg où le vent violent m’oblige à refixer fréquemment les tendeurs de ma tente.
Au réveil, je découvre la magnifique vallée de la Save. Je déjeune de pain noir dans un petit village sans curiosités. Là, les vieillards sont restés fidèles au costume national : pantalon bouffant, veste kimono, large ceinture. Les jeunes s’habillent à l’occidentale mais sans grâce et sans goût.
Je rencontre partout des visages sans expression, des yeux sans flamme. Un yougoslave qui connaît un brin de français et qui en est fier m’accoste et engage la conversation. Mais il parle avec réserve, voire une certaine méfiance.
Pour atteindre Belgrade, capitale Yougoslave, j’avale 390 kilomètres. L’autoroute qui m’y conduit serait monotone si les hauteurs de l’Herzégovine et de la vieille Serbie n’offraient des reliefs toujours changeants.
À Belgrade, en contraste avec de tout nouveaux quartiers, on voit des dormeurs occuper les bancs publics.
Belgrade marque pour moi la fin des routes asphaltées. Après commence la lente progression sur des chemins empierrés tout au long de la vallée de la Morava.
Ici se situent mes premiers ennuis mécaniques dus à une essence pauvre en octane, ennuis mécaniques qui se corsent de crevaisons nombreuses.
En quittant la Yougoslavie, je rassemble quelques impressions. Dans les restaurants, on ne trouve qu’un seul menu à prix unitaire. Tout est fonctionnarisé, uniformisé, caporalisé. Jusqu’au barbier du village qui me taille sauvagement les « tifs », conscient d’avoir son traitement qu’il fasse bien ou mal son travail.
Les gens vivent dans la crainte d’une police politique aux sanctions aussi graves qu’imprévisibles.
L’égalité donnée à la femme lui donne le droit d’être aide-maçon beaucoup plus qu’assistante sociale.
Je me tourne vers la Grèce.
De cette terre de civilisation, je ne puis rien dire.
J’ai traversé la partie nord du pays en deux jours, laissant à ma droite tous les centres d’intérêt.
Traversée sans histoire sur une route en corniche et le bleu profond de la mer Egée reste presque constamment visible.
Je n’emporte pour souvenir de la Grèce qu’une brise rafraîchissante, que l’arôme d’un vin blanc sucré et que l’excellence d’un plat à base de haricot.
Me voici à Corlu, sans argent turc et dans l’impossibilité de changer des dollars avant Istanbul.
Et il me faut diner, je n’ai plus mangé depuis plus de quinze heures.
Je me rappelle les troubadours et vais me planter en plein milieu d’une place publique.
J’ai un trac qui me coupe les jambes.
Je sors mon harmonica et me mets à jouer. Des gens font cercle autour de moi. Ils écoutent en souriant mon petit récital improvisé. Puis ils jettent de la monnaie. Juste de quoi manger à ma faim.
……
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Extrait n°2 : Après Istanbul, la première ville orientale de mon voyage, je fais connaissance avec le désert.
Regonflé à bloc, je pénètre à Istanbul.
Là, c’est l’Orient.
Dans certains quartiers résidentiels de la ville, on circule seulement en calèche dont les roues sont caoutchoutées. De ce fait, il y règne un silence relatif. Je découvre pour la première fois les séductions, les sortilèges, la rutilance et aussi la crasse inhérente à l’Orient : mosquée chapeautée d’or, ruelles sans air ni lumière, égouts à ciel ouvert. Je m’aventure dans une ruelle. J’avoue que la peur me colle à la peau comme des détritus de toutes espèces collent à mes chaussures. Je rencontre des porteurs écrasés par leurs fardeaux. Par quels miracles tiennent-ils debout ? Ils vont tout au long des jours, portant péniblement des charges surhumaines, pour gagner tout juste de quoi faire un unique repas.
La traversée du Bosphore accentue encore ces premières impressions. Des quartiers résidentiels éclatants de blancheur sous le soleil voisinent avec des quartiers misérables, surpeuplés.
Le paysage se transforme. Sur un ciel immensément bleu, se détachent les nudités rocailleuses de l’Anatolie. Cela ne manque pas d’une certaine grandeur, d’une austère beauté.
Les étapes sont longues entre les points de ravitaillement en carburant.
Les pneus de mon cyclomoteur souffrent sur ces pistes rocailleuses.
Je supporte la chaleur tant bien que mal, mais je me fais du mauvais sang car j’entends râler mon moteur.
Je roule interminablement. Et je n’ai rien à me mettre sous la dent. J’ai mal calculé mes provisions.
La soif me tenaille plus encore que la faim.
Et pas moyen de trouver d’eau pendant des kilomètres et des kilomètres.
Quand on en trouve, elle est polluée.
J’y fais dissoudre des comprimés désinfectants qui lui donnent un goût de chlore. C’est presque imbuvable mais il faut se résoudre à l’avaler.
Je rêve en vain d’un bon verre de bière.
Maintenant, j’abandonne Ankara, capitale luxueuse aux constructions ultramodernes, et j’aborde à nouveau un plateau sans limite, sur une piste défoncée.
Le soleil se fait de plus en plus implacable. Je bois avec dégoût un peu d’eau tiède.
La solitude me pèse.
J’aimerais occuper mon esprit mais je n’arrive à penser qu’à l’étape.
Elle paraît inaccessible.
J’aspire au repos.
De loin en loin, j’aperçois des camps militaires pourvus à profusion de matériel américain.
Ils sont là pour surveiller les frontières étendues au-delà desquelles vit un voisin puissant et peu commode.
Comme je me promène avec un appareil photographique, je suis arrêté. Et je passe quatre jours de repos forcé au commissariat de la sécurité militaire d’Erzurum, garnison frontière et limite de la zone interdite. On me retient comme suspect.
Après vérification de mes papiers, coups de téléphone interminables aux instances supérieures, je suis autorisé à reprendre la route.
Je suis assez satisfait de cette halte improvisée.
Elle m’a ragaillardi.
Il me faut maintenant traverser 300 km de désert brûlant avant d’atteindre l’Iran.
...
J’ai terminé de rouler ma tente et mon sac de couchage.
Au village, j’ai fait le plein d’essence et rempli mes gourdes d’eau fraîche.
Le soleil est déjà très haut. Il commence de chauffer.
Le paysage se déroule triste et monotone avec à gauche et à droite des terres rouges à perte de vue.
Je rencontre de-ci de-là quelques chèvres noires broutant une herbe jaune, brûlée par le soleil, sous l’œil d’un jeune chevrier drapé dans un burnous qui fut blanc.
Du sol brûlé et desséché monte une poussière épaisse.
Après plusieurs heures de solitude dans ce désert lamentable, j’aperçois quelques maisons de briques ou construites d’argile mêlée de paille. Ce sont des tas de terre grise qui se confondent avec le sol. Il y fait sombre dans ces maisons. Il y sent le moisi. Le mobilier se résume à quelques coffres de bois couverts de coussins usés et malpropres.
Les indigènes s’y blottissent. Le soir, ils en sortent pour aller s’installer sur les terrasses.
Ils vivent de maigres moissons.
La mauvaise route qui serpente au pied des montagnes de l’ouest de l’Iran et qui s’étire du nord-ouest au sud-est est jalonnée de milliers de villages qui recueillent là l’eau dont ils ont besoin.
En amont de chaque oasis est creusé un puits au pied de la montagne qui atteint les nappes d’eau au-dessous des éboulis. L’eau des puits est amenée au niveau du sol par une courroie sans fin à laquelle sont fixés de petits baquets en bois ou en fer blanc.
Cette courroie est actionnée par une roue dentée.
Cette dernière se meut grâce à un jeu de câbles que tirent des bœufs, ou des chameaux.
On bande les yeux à ces pauvres bêtes qui tournent en rond toute la journée, cela pour qu’elles ne deviennent pas folles.
Les paysans portent des vêtements sales, râpés. Ils vivent misérablement mais ils prennent la vie du bon côté.
Le soleil nourrit leur insouciance.
…
Voilà trois heures que je roule sous un soleil de plomb.
Mes oreilles bourdonnent. La tête me tourne. Je crains une insolation.
Je m’arrête et me couche sur le sol, au bord de la route.
Je ferme les yeux et une multitude d’auréoles jaunes et rouges se mettent à tournoyer dans ma tête.
J’imbibe mon mouchoir d’eau et je commence à me tamponner les tempes et le front.
Peu après, je me sens soulagé.
Il manque d’ombre dans ce pays désertique.
Je me couvre le visage d’un linge humide et j’attends que baisse le soleil.
Il est quatre heures quand je m’éveille. Les bourdonnements ont disparu mais la tête me fait horriblement mal.
Il me faut repartir, sans eau, sans nourriture.
L’étape se prolonge pendant plusieurs jours, à travers cet immense plateau.
J’avale de la poussière ce qui ne résorbe pas ma soif.
J’ai l’impression de vivre un horrible cauchemar.
Comment l’interrompre ? Comment l’abréger ?
Il n’y a pas à revenir sur mes pas. La route serait plus longue encore.
Un village m’apparaît enfin. Je m’arrête pour demander à boire. Mes hôtes se montrent d’une émouvante gentillesse. Ils m’invitent à m’asseoir, m’offrent du lait de chèvre, du pain noir et quelques fruits. J’obtiens la permission de dresser ma tente tout contre leur maison. Le soir tout le village m’entoure. On me pose des questions dont je ne comprends pas le premier mot.
La conversation s’organise à grand renfort de gestes, de mimiques. Parfois, je me prends à dessiner ce que je ne peux pas exprimer. Je déplie ma carte aussi pour montrer à ces gens le voyage que j’effectue. Ils comprennent que je viens de très loin.
Des hommes ont allumés un grand feu. Ils m’offrent l’hospitalité jusque dans leur veillée.
Et l’on bavarde très tard dans la nuit.
Nous avions fini par nous improviser un langage, moins précis que les langues savantes, mais certainement plus pittoresque.
…
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Extrait n°3:
À Tabriz, le hasard me donne des hôtes charmants.
Un peu plus tard, je retrouve le désert
où j’ai ma première panne.
De kilomètre en kilomètre, je finis par abandonner derrière mois les terres rouges du plateau désertique.
Je me faufile maintenant dans les vallées. Je vais de village en village. Je m’arrête aux sources pour me rafraîchir.
A un abreuvoir, je découvre de saints hommes venus faire leurs ablutions. A un autre, des gosses qui piaillent en s’éclaboussant, des femmes qui profitent d’une heure de fraîcheur pour laver leur linge.
J’arrive à Tabriz, ville abritée dans un repli de montagne, après une journée épuisante de soleil et de solitude.
Tabriz me rappelle l’Europe, avec une agitation fébrile en contraste parfait de la vie iranienne telle que je la connaissais.
La foule qui encombre les trottoirs et la chaussée dégage une odeur de poussière et de transpiration.
Dans le trafic intense, des voitures démodées se créent un passage dans un concert de klaxons.
Des cyclistes, des bœufs tirant des chars se croient, se doublent sans discipline.
Au carrefour principal de la ville, un agent a l’air de se demander ce qu’il fait au milieu de la cohue. Il regarde d’un air bon enfant le va-et-vient continuel, à peine vexé du peu d’attention qu’on lui accorde.
Il m’aperçoit sagement arrêté, attendant son signal.
Flatté de l’importance que je lui témoigne, il reprend conscience de son rôle et gesticulant comme un diable, il réussit en quelques secondes à organiser, à coup de sifflet, le plus merveilleux embouteillage qui se puisse voir.
Autour du pauvre agent, puni de son excès de zèle, les voitures entament un nouveau concert de trompe, rythmé par des chocs de carrosseries. L’auteur du puzzle géant abandonne alors la partie, et je retourne sur mes pas pour trouver une issue à ce labyrinthe.
J’entre alors dans un petit restaurant sombre et malodorant. Sur une table grasse, dans une assiette ébréchée, on me sert le plat traditionnel du pays où l’on distingue des œufs crus, du mouton rôti à la broche, des oignons et du riz bouilli.
Pour moi, habitué au pain noir et à l’eau, c’est un festin de roi.
En flânant dans la nuit, je fais la connaissance d’un professeur d’éducation physique qui articule quelques mots de français. Il me fait voir un magnifique jardin public où, sous les projecteurs, se rassemble tous les soirs la belle société de Tabriz.
Là, au centre d’un parterre de fleurs, se dresse une statue grandeur nature du Shah d’Iran.
Mon cicérone apprenant que je comptais dormir à la belle étoile m’invite à passer la nuit chez lui.
Il me présente sa femme, le type même de la jolie iranienne. Tous deux me parlent longuement de l’Europe qu’ils ont visitée.
Leur appartement me séduit par sa propreté, son bon goût. Leur hospitalité est tellement généreuse, tellement imprégnée de spontanéité que j’aimerais m’attarder en leur compagnie ainsi qu’ils me le proposent.
Ils refusent de me laisser partir sans m’avoir fait visiter la ville.
Après un déjeuner composé de biscuits secs, de fruits confits et de thé, nous allons à la découverte de la mosquée bleue, monument décoré en faïence et que l’on fait remonter au XVe siècle.
Mes hôtes me conduisent alors au bazar de la ville, où s’agitent des marchants d’étoffes, d’épices, de chaussures, de tapis. Cela fait un tapage étourdissant.
A l’entrée d’un modeste restaurant, un homme est accroupi près d’un fourneau à faire griller sur la braise des morceaux de mouton.
Au milieu de la foule désœuvrée, qui se promène du matin au soir le long de échoppes, circulent des personnages nonchalants poussant devant eux des moutons, des dindons, des mulets.
Les gens d’ici, me dit mon guide, pourraient se passer de tout au monde mais surement du plaisir d’errer dans ce bazar.
Je les comprends. Ce lieu respire le farniente, la joie de vivre, on y bavarde. C’est grouillant de fantaisie, de pittoresque. J’ai perdu beaucoup de temps à Tabriz. J’ai du véritablement me sauver. Sans cela, j’y serais encore.
A la sortie de la vie, la route s’engage dans les contreforts de la montagne. C’est une véritable épreuve pour mon vélomoteur. A certains moments, le chemin est si ardu que je roule au pas d’homme.
Le moteur chauffe et l’atmosphère torride l’empêche de refroidir.
Je fais une consommation exagérée d’essence. Et j’appréhende de tomber en panne. J’ai juste de quoi boire et manger pour 16 heures.
Par mesure de précaution, dans les descentes – souvent vertigineuses – je coupe le moteur. C’est toujours autant de carburant économisé. Mais l’exercice est périlleux car je ne peux plus freiner sur mon moteur.
Pour épargner encore mon moteur, je fais de nombreux arrêts. Je divise ma réserve d’eau en deux gourdes. J’utiliserai la première pour les trente premières heures, l’autre me servira de réserve. Je pourrai donc tenir le coup soixante heures.
Je me rappelle que je promène avec moi depuis le début du voyage un quart de litre de bière en boîte.
Je ne rencontre rien, pas âme qui vive, pas même une chèvre noire.
Rien que des roches grises.
Je ressens l’étrange et pénible sensation qu’en dehors de moi, il n’est personne au monde.
Brusquement mon moteur se met à tousser. C’est la panne !
Les bougies et le carburateur sont encrassés. Il me faut tout démonter. Tout me brûle les mains, les pièces, les clefs anglaises, le sable, les pierres.
Ce doit être cela l’enfer, une image de ce coin maudit.
Je remonte en selle. Je progresse lentement. Mon moteur ne donne plus.
Pendant deux jours, à grimper, tourner, descendre, se perdre et se retrouver dans un labyrinthe de roches, j’épuise ma machine.
Enfin, j’entame une longue descente. Je quitte la montagne.
Devant moi, une plaine sans fin.
Ce n’est qu’un caillou.
Là, le soleil s’en prendra encore à moi, redoublant de méchanceté.
La route dessine son interminable ruban jusqu’à l’horizon.
Un horizon qui recule au fur et à mesure que vous avancez.
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Extrait n°4 : Après l’Iran où les maisons de thé sont surpeuplées, je m’embarque (comme passager de
IVème classe) pour une traversée infernale de onze jours.
Enfin, un village. Quelques huttes en torchis.
Je m’affale à l’ombre d’une de ces huttes et je m’endors, trempé de sueur, couvert de poussière, la gorge en feu, les lèvres desséchées, les yeux brûlés.
La tête me tourne. J’ai l’impression de sombrer dans un précipice.
….
J’ai atteint Kazvin. Là, j’ai trouvé ma récompense : une belle route asphaltée qui allait me conduire à Téhéran.
M. Bihin met tout en œuvre, usant de ses relations et de son entourage pour m’obtenir les visas qui me permettront de continuer vers les Indes et l’Australie.
Nombreuses démarches. Coups de téléphone, visites. Rien n’est épargné.
Je vis des jours d’angoisse avant d’être certain de mon sort et de la suite à donner à mon voyage.
Je me remets pour l’instant d’une mauvaise dysenterie amibienne.
Je prépare mes futures étapes.
Le moral à neuf, l’estomac bien raccroché, en possession de mes papiers, je pense sérieusement à reprendre la route.
Je passe ma dernière soirée à Téhéran à explorer le quartier sud de la ville.
Le vacarme et la pauvreté y règne souverainement. Partout une odeur de graisse et de sucre brûlé vous escorte.
La foule laisse passage à un petit âne que son maître fait avancer à grands coups de pied. Des porte-faix bousculent les passants et ne se retournent pas sur les insultes.
Des gosses qui vont pieds nus se faufilent dans cet immense grouillement humain.
Les maisons de thé sont surpeuplées. On s’y installe à même le sol. Un restaurateur ambulant pousse devant lui sa cuisine roulante. Dans un chaudron mijotent des petits morceaux de mouton, baignant dans un bouillon gris clair. Quatre gobelets suspendus par des chainettes constituent toute la vaisselle de l’établissement.
Un maréchal-ferrant ferre un petit âne blanc aux yeux tristes. Dans les tranchées creusées des deux côtés de la chaussée stagne une eau infecte. Des persans y trempent des grappes de raisins avant de les porter à la bouche. Alors qu’en amont un brave indigène s’y lave les pieds.
Je quitte Téhéran et m’engage sur le plateau iranien, vaste contrée désertique.
Ici rien ne pousse. Rien ne vit.
Je me lève tous les jours de bonne heure pour profiter des heures fraiches.
Je réveille au passage tout un peuple qui couche à la belle étoile.
Un petit marchand mal éveillé me sert du pain et des sardines.
Je rencontre ça et là des groupes de nomades.
Je suis l’hôte d’un de ces groupes.
La fièvre m’a repris. Je me repose pendant 24 heures.
Je ne me fatigue pas de contempler chaque soir le coucher de soleil. En Iran, ce spectacle est unique.
Je suis dans les montagnes de Zagros. Les côtes sont dures, pénibles et longues. Mais il fait frais.
Le Tigre et l’Euphrate se forment le Chatt-el-Arab.
C’est de là que j’embarque.
M. Ravier, le consul de France, a mis à ma disposition un canot à moteur pour me conduire au bateau.
(Note : Marcel s’apprête à traverser le Golfe Arabo-persique puis le golfe d’Oman)
La réception à bord est plus froide.
Un officier indien gras et antipathique s’est aperçu que le vélomoteur est inscrit comme un simple vélo.
La discussion s’envenime.
Si vous ne payez pas, me dit-il en anglais, on vous ramène à terre.
Je m’exécute à contre cœur et, aidé d’une jeune officier, je hisse le cyclomoteur par la passerelle.
Tout de suite, je cherche un coin calme où m’installer. J’opte pour bâbord. Mais avant j’amarre ma motorette et mes bagages dans un canot de sauvetage.
Je voyage en 4e classe (ce qui est interdit aux Européens) grâce à l’obligeante démarche du consul de France. J’ai de ce fait 230 compagnons de voyage mais je suis le seul blanc.
Cela va me donner quelques avantages.
A six heures du soir, un officier vient me chercher et m’installe sur le pont, tout seul, devant une petite table. Il me fait servir du potage ou plus exactement de l’eau chaude salée où nagent quelques grains de riz.
La nuit étant étoilée, je forme le projet de coucher sur le pont mais je me vois obligé de déloger très vite.
Un vent furieux s’est levé. Des gerbes d’eau s’abattent sur moi, me trempent jusqu’au os.
L’aventure continue.
Le lendemain matin, on m’apporte du thé et des toasts.
Puis deux heures après du porridge et des œufs. A midi, on m’offre du riz et du chou, à quatre heures du thé, à six heures un laitage.
On me remet la nourriture prévue pour les passagers de deuxième classe.
A Koweït, de nouveaux passagers embarquent. Ile embarquent difficilement car la mer est méchante.
Les barques qui tachent de ranger le long du bateau viennent s’y heurter avec fracas, projetant les malheureux voyageurs et leurs bagages dans la mer. On les repêche au prix de mille difficultés.
Un porteur en équilibre sur des coffres tombe à la mer. Il évite de justesse d’être broyé entre deux canots.
Les passagers trempés, délavés, le visage défait par la peur sont hissés à bord.
Une pluie fine et glacée commence à tomber.
J’ai trouvé place avec 250 voyageurs au fond d’une cale, juste sous une bouche d’air.
Je vis là dans une ambiance invraisemblable.
Et cela durera onze jours.
Toute une meute de nomades s’affaire autour des réchauds, préparant à diner, bien que cela soit formellement interdit.
De cette foule accroupie monte une odeur de linge mouillé, de riz bouilli. Il y a de tout : des Noirs d’Arabie drapés dans d’immenses burnous, des Arabes portant le turban pastel, des indiens qui fument le narghilé, des musulmans, des juifs, des femmes voilées, des indiennes en saris, des êtres de toutes les couleurs.
Quatre fois par jour, des musulmans se détachent de ce peuple pour se tourner vers la Mecque et prier Mahomet.
Des marchands ambulants ont déballé leurs tapis, leurs jouets, leurs cigarettes et leurs étoffes.
L’odeur de notre bouge est devenue intenable. Quelle putréfaction ! Cela pue le dormeur, le linge de 15 jours, la transpiration, le gosse qui s’oublie.
En revenant d’avoir été déjeuner, j’ai surpris une chèvre en train de manger mon pantalon. Le propriétaire, un noir famélique m’a supplié d’épargner l’animal que je fais mine d’égorger.
Nous nous sommes arrêtés à Sardza, nous longeons maintenant la côte de pirates.
(Note : c’est ainsi qu’on appelait les Emirats arabes unis à l’époque de la colonisation britannique.)
Mes muscles me font mal. Je suis terriblement fatigué. Je cherche pourtant le sommeil en vain.
Et puis brusquement, je m’endors comme on coule au fond de l’eau.
Je m’évanouis d’un coup dans ce vide absolu qu’est le sommeil, dans l’oubli des mauvais jours.
Le jour qui entre par le hublot me réveille.
Et je me dis :
- Ce jour me mènera vers une nouvelle aventure dont j’ai d’avance la nausée.
La journée passe, toute pareille aux autres, ennuyeuse.
La mer est trop calme.
Ah! Si le vent pouvait se lever, forcer la houle, faire du bruit !
Si la pluie pouvait cingler la passerelle!
Tout serait plus simple. Mais non! Tout paraît insupportable, d’une écrasante monotonie!
La nuit est enfin venue. Elle avait trop tardé.
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Extrait n°5 : Je traverse le Pakistan et mon premier contact avec l’Inde est une réception chez
le consul de France.
Le bateau a jeté l’ancre.
Autour de lui, une foule de plongeurs récupèrent les pièces de monnaie qu’on leur lance du pont.
Nous repartons et traversons le Golfe d’Oman.
La mer s’est faite houleuse. Les marins ont fermé les hublots par mesure de sécurité. L’odeur devient de plus en plus irrespirable.
Nous tanguons dangereusement. Le vent durcit avec le retour du soleil et en longues rafales, fait rouler le « Dara » comme une bouée.
Du pont où je me tiens, je vois monter cette proue monstrueuse qui d’un coup me cache le ciel.
Le navire se couche sur le flanc gauche puis se redresse dans un grand bruit.
Dans la cale, c’est un beau remue-ménage. Des coffres glissent de bâbord à tribord. Des gosses crient de peur. Le mal de mer se répand comme une épidémie. Des femmes pleurent. Un vieillard entame un cantique. D’autres reprennent le chœur.
A l’insupportable odeur de la cale se mêlent maintenant des relents de vomissure.
Moi aussi, j’ai mal au cœur.
La mer est calmée.
Nous entrons dans les eaux pakistanaises. Les machines se sont tues. Le bateau s’immobilise dans le silence.
Dès qu’il est amarré, je prends la passerelle. Je suis le premier passager à passer la douane.
En même temps que le vent s’apaise, le soleil se couche.
…
Passage rapide de la douane sous l’œil sceptique d’un officier à gros ventre et à moustache rousse.
Je traverse la ville de Karachi dans un tintamarre de klaxons et de sonnettes.
Pour la première fois, je vois des vélos taxis.
Des coolies ruisselants de sueur tirent une petite remorque attachée à leur vélo. Ils promènent ainsi deux ou trois personnes pour le prix forfaitaire – quelle que soit la distance – de 3 amas (6 francs belges).
La chaleur m’étouffe.
Sortant de la ville crasseuse, je traverse un immense bidonville peuplé de musulmans qui ont fuit l’Inde en 1946.
Là dans des cases faites de planches, de tôles, de boîtes de carton fort, de panneaux de raphia, de bâches, vivent des familles entières entassées comme des bêtes et dorment à même la terre battue.
Dans ce camp, il n’y a pas d’installations sanitaires. Rien qu’une fosse commune, au beau milieu des taudis.
Maintenant mon moteur tourne rond.
Je traverse des terres stériles, je trouve facilement du riz et du thé.
Une fois ma tente montée, chaque soir, je fais ma petite lessive et je me couche, n’ayant rien de mieux à faire que de récupérer.
Les jours se suivent et se ressemblent.
J’arrive à un poste de mission catholique dont le ministre belge à Karachi m’a donné l’adresse.
On m’autorise à planter ma tente à proximité du poste.
J’ai fait 10 jours de route. Je suis très fatigué.
J’arrive à Lahore. Je devrai prolonger ici mon séjour, en proie à une crise de malaria. Les missionnaires me donnent une chambre et je reprends des forces.
Avant de me remettre en route, je nettoyé mon cyclomoteur. Des indigènes me donnent gentiment un coup de main.
Et par un dimanche rayonnant, je pars pour Delhi.
Je me réjouis d’entrer en Inde qui a pour moi le charme du mystère. Soixante pakistanais sont venus me souhaiter bonne chance.
A quelques kilomètres de la frontière indienne, je découvre le temple d’or d’Amritsar, le sanctuaire le plus sacré des Sikhs (secte hindoue).
…
À Ras Ghats (sur la rive droite de la Jamoura) lieu sacré où fut incinérée la dépouille mortelle de Gandhi, j’ai fait la connaissance du consul de France qui m’a entrainé chez lui.
Il y donnait une réception en l’honneur de Gabrielle Bertrand, écrivain, qui vécu 6 mois au Siam.
Ce fut une soirée de globe trotteurs.
Gabrielle Bertrand me dédicaça mon carnet de route. Et l’on bavarda à perdre haleine.
Je roule maintenant vers Agra. Je fais une moyenne de 37 kilomètres à l’heure. La route ne réserve aucune surprise.
Un journaliste flamand Luc Van Castel m’a fait cadeau d’un potage express dont je me régale.
J’aimerais arriver à Agra avant la nuit. Le consul de France m’a conseillé de voir le Tag Mahal (le plus beau temple hindou) sur le coup de minuit.
Il faut démonter le carburateur et le nettoyer.
Je trouve du pain et du thé dans une petite boutique.
Je mange en roulant.
Mais il me faut arrêter pour faire le plein d’essence. La station de carburant se réduit à un bidon de 200 litres monté sur un petit socle en bois.
Je suis de très mauvaise humeur car je sais que l’essence de ces bidons est encrassée de rouille. Ma mauvaise humeur se justifie.
J’ai à peine roulé une heure et demie : mon moteur se cale.
Il faut démonter le carburateur et le nettoyer. Cela sous un soleil de plomb.
Et je sais que dans 10 kilomètres, il me faudra recommencer cette opération.
J’arrive à Agra, ivre de fatigue.
Le temps s’est brusquement rafraîchi.
Je dresse ma tente dans l’enceinte d’un poste de mission catholique.
Un missionnaire goannais m’offre à souper : du buffle. Ce qui est très indigeste.
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Extrait n° 6: À Bénares, j’ai été jeté dans le Gange : j’avais filmé des incinérations.
Vers 11 h. 30, je pars voir le Taj Mahal.
C’est un monument d’une beauté sans pareille.
Il fut construit par Shah Jahan pour servir de reliquaire à la dépouille mortelle de son épouse Muwitas Mahal.
C’est un merveilleux hommage à l’amour conjugal.
Ce temple fut construit en un quart de siècle par vingt-cinq mille ouvriers.
Ce qui est splendide, c’est que la lumière du clair de lune filtre à l’intérieur du bâtiment par une double cloison de marbre ajouré qui soutient le dôme central sous lequel reposent l’empereur et son épouse. Les parois intérieures sont couvertes d’arabesques exquises incrustées de pierre fines.
Ce temple est perdu dans un site d’une paix profonde.
Le silence est impressionnant.
Seul trouble ce calme fascinant, le chant plaintif d’un porteur d’eau.
Je regagne ma tente, ne tenant plus debout.
L’étape a été longue, mais la découverte de cette merveille m’a récompensé de mes peines.
Le soleil est très haut quand je me réveille.
Sur conseil du missionnaire qui m’a offert l’hospitalité, je décide d’aller voir les ruines de la ville de Fatehpu Sikri que fît bâtir Akbar en témoignage de reconnaissance – sa femme stérile lui ayant donné un fils à la suite d’une prédilection du prêtre Salim Christi.
Cinquante ans après sa construction, la ville fut abandonnée à la suite du tarissement des sources qui l’alimentaient en eau.
Cette ville est restée un lieu de solitude désespérée.
J’ai passé une nuit parmi ces ruines, dans un silence impressionnant.
J’ai vu la salle où Akbar jouait aux échecs en servant de belles esclaves en guise de pièces.
Je fonce maintenant vers Bénares. Je dépasse bon nombre de villages tous semblables : quelques maisonnettes en torchis, un puis, quelques chèvre et partout des vaches nonchalantes. C’est un animal sacré aux Indes que la vache. Si elle s’arrête en plein milieu d’une route, il faut s’arrêter et attendre pour passer qu’elle daigne se déplacer.
Aux abords des villages on trouve, en bordure de la route, des cadavres de vaches que se disputent les vautours.
Il est interdit aux indiens de manger du bœuf, comme il est interdit aux juifs de manger du porc, simplement par loi religieuse.
Bénares s’étend le long du Gange, fleuve sacré.
Dans ses murs, se pressent chaque année, des millions de pèlerins.
Bénares est une capitale de mysticisme, de fanatisme religieux, de ferveur aveugle.
L’étranger qui pénètre dans cette ville ressent une étrange impression, celle de remonter le temps, d’être reporté à une autre époque.
Il est un spectacle unique à Bénares. Il se situe à l’heure où les Ghats sont noirs de monde, les Ghats étant de larges escaliers descendant dans le Gange et servant aux bains purificateurs. Là les fidèles se baignent et se désaltèrent – l’eau est chimiquement pure – et là aussi, on incinère les cadavres.
Les cendres sont jetées à l’eau et l’on peut voir flotter sur le Gange des tibias et des péronés.
J’ai vu et filmé ces cérémonies étranges.
Il m’en a coûté un bain forcé.
J’étais en barque avec un pagayeur. Sept à huit hommes ont nagé vers nous, se sont glissés sous la barque et l’ont retournée. Je suis tombé à l’eau, mon pagayeur aussi. Lui savait nager. Moi non. J’ai heureusement pu reprendre pied.
Je suis sorti du fleuve et je me suis sauvé à toutes jambes.
J’avais heureusement ma camera attachée à mon poignet. Je pus la sauver avec moi.
Ici, la température oscille autour de 45°. Il règne une chaleur humide. On a l’impression que si on craquait une allumette, l’air s’enflammerait.
Mais la chaleur n’est rien. Il y a les fourmis volantes, les moustiques, les mouches de sable. En légions.
Mes bras et mes jambes sont couverts de piqûres.
Pour déloger les insectes de ma tente, je brûle une torche de bois sec et d’herbes vertes.
Mais la fumée m’oblige, moi aussi, à déloger.
Je me suis remis à rouler au grand soleil.
Je croise de temps en temps des chars attelés de bœufs.
Dans deux jours, j’atteindrai le Népal.
Les démangeaisons provoquées par les piqûres d’insectes m’empêchent de trouver le sommeil.
J’aimerais me plaindre. Cela me soulagerait. Mais il n’est personne pour m’écouter.
En prévision des routes en mauvais état, j’abandonne une partie importante de mes bagages.
J’arrive à Amleganj, village népalais.
C’est fini le soleil.
Ici le froid mord. L’humidité transperce les vêtements. La route est monotone, ardue, pénible. Mon moteur souffre.
Souvent, je dois mettre pied à terre et pousser ma motorette.
Mais Katmandou approche.
Je m’arrête pour la nuit dans un village. Autour du feu que j’ai allumé quelques Népalais sont venus s’asseoir. Ils entament avec moi une palabre compliquée de beaucoup de gestes. Mes compagnons improvisés de cette veillée sont des pèlerins qui vont à Patan voir le Grand Lama.
Ils marchent depuis vingt-sept jours et espèrent arriver dans un bon mois au bout de leur voyage. Ils transportent avec eux le riz qui les nourrit.
Je ne suis plus qu’à 42 kms de Katmandou. Mais la route est désespérante. Ma machine n’avance plus.
Il est 7 heures du soir. Il fait noir. Il fait froid.
Tout couvert de poussière, le visage défait, j’entre dans un hôtel tenu par un russe naturalisé français. Je lui demande la permission de monter ma tente dans un coin de son parc. Il m’offre une chambre avec salon et salle de bains. Il me reçoit gracieusement, heureux de rencontrer quelqu’un avec qui parler sans faire de gestes.
Je prends un bain réparateur et je descends à la salle à manger.
Là, les touristes américains, tous d’un âge certain, m’accueillent avec des sourires amusés.
En pull et en pantalon de velours, on m’installe à une table dressée comme pour un prince et je fais un repas de roi.
Mon hôte fait plus que de m’héberger.
Il me propose une excursion dans la montagne.
Il m’offre un guide et une provision de riz.
Et nous partons excursionner à pied.
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Extrait n°7: Nous passons mon guide et moi cinq jours en silence.
Je sais qu’il est sherpa. C’est tout.
Il porte sur le dos, 27 kg de riz, 10 litres d’eau et un peu de curry.
Il marche sans se soucier de moi.
Le soir, il s’arrête et allume quatre feux.
Un au centre de notre campement improvisé, et trois autres un peu en dehors pour tenir à distance les tigres.
J’avoue que je ne suis pas rassuré.
Le froid m’empêche de trouver le sommeil.
Après deux jours de marche harassante, nous atteignons 3.100 mètres. C’est le but de notre excursion.
Là, je fais connaissance d’un extraordinaire personnage : un suisse allemand.
Il vit là dans la montagne sous tente. Il a 24 ans. Il est là par idéal. Il apprend aux Népalais à faire du fromage. Un fromage délicieux. J’en ai mangé des kilos. Et tous les sept mois, il descend vendre son fromage dans la plaine.
La nuit, j’ai beau me tourner et me retourner dans mon sac de couchage pour trouver un peu de tiédeur, j’accueille le matin comme une délivrance.
D’avoir vu les splendeurs de l’Himalaya console de tout cela.
J’aspire à dormir pourtant. Je suis mon guide avec difficulté. Et je me répète.
- je souffre, d’accord, mais j’ai vu des choses que jamais je ne pourrai oublier. --
A Katmandu, je rencontre un Américain venu faire un film pour la T.V. Il m’emmène en Jeep jusqu’à Patan, ville étrange des lamas bouddhistes. Il me fait découvrir de jolis temples voués à la divinité des sexes avec leurs frontons et leurs colonnettes aux sculptures licencieuses, barbouillées de couleurs criardes.
Après avoir fait mes adieux à l’hôtelier franco-russe, mon bon Samaritain, je reprends ma route.
Il pleut sans arrêt.
Je fais plusieurs chutes sans gravité sur la route rendue très glissante par la pluie.
La crue subite du Gange rend la traversée du fleuve très dangereuse, aussi est-elle momentanément interrompue.
Après vingt-quatre heures d’attente, un passeur se décide, moyennant double prix, à me transporter de l’autre côté du fleuve.
La pluie continue de tomber.
Je monte ma tente loin des arbres. Je suis trempé et je claque des dents. Impossible de faire du feu. Le bois est trop mouillé.
Je soupe de pain humide.
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Extrait n°8 :
Au Népal, je fais la connaissance d’un personnage extraordinaire et j’arrive à Calcutta où
je passe un Noël solitaire.
Je suis vraiment très malheureux.
Je donnerais n’importe quoi pour être transporté en un éclair dans un autre endroit.
Les routes sont dans un état lamentable. Les pluies torrentielles ont creusé de nombreux sillons. Le sol est comme une éponge. Je me glisse dans mon sac de couchage humide. Et toujours pas moyen de faire du feu.
Pendant trois jours, je continue de rouler sous la pluie.
Je ne vivrai plus de jours aussi pénibles.
Quel cauchemar ! Je sens que mon moral s’évanouit.
Je dresse à nouveau ma tente. J’enlève mes vêtements, je me couche et j’ai beau me répéter que la vie est belle, c’est sans conviction.
L’aventure c’est très joli. De loin. Mais certains jours…
Sous la tente qui prend l’eau, enfoui dans un sac de couchage trempé, les membres couverts de piqûres de moustiques, le dos brûlé par le soleil, la fièvre qui me prend et rien que du pain mouillé pour survivre, c’est cela l’aventure.
Ah ! Je veux dormir. Dormir. Dormir pour cesser de compter les kilomètres qu’il me reste à faire.
J’atteins Calcutta, ville immense et sordide de près de quatre millions d’habitants.
C’est Noël. Un Noël solitaire dans un monde grouillant où se rencontre Européens, Chinois, Arabes, Tibétains.
Si l’Inde est pauvre, Calcutta est misérable.
Il faut traverser la ville le soir quand l’éclairage public est éteint. On voit alors toute une foule s’étendre à même le sol, sous les porches, le long des magasins, ou tout simplement sur les trottoirs.
Calcutta s’endort comme il s’éveille, dans la misère la plus noire.
Je trouve asile dans une mission catholique. On me donne du linge propre, un bon repas et de nouveau la vie me semble belle.
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J’entre en Malaisie sans difficulté, contrairement à tout ce qui m’avait été dit.
Ici, le couvre-feu est de rigueur, en prévision des raids rebelles. La troupe assure la protection des villages. Tout le monde vit en perpétuel état d’alerte.
Je ne me suis pourtant jamais trouvé face à face avec des pillards.
J’ai rencontré un village où cinq jours plus tôt on avait volé tout le bétail.
Pendant plusieurs jours j’ai craint la panne qui m’eut été fatale.
J’ai découvert des temples moins somptueux que ceux que j’avais vu aux Indes. Dans ces temples, les fidèles apportent des offrandes comestibles (fruits, pâtisserie, limonade) qu’ils déposent sur les autels. Les prêtres viennent enlever ces victuailles, la nuit tombée. C’est leur unique moyen de subsistance.
Je suis entré dans un temple un jour et comme mon estomac criait famine j’y ai fait un copieux repas composé de pâtisserie et de fruits abandonnés sur l’autel.
La faim étouffe tout scrupule.
Singapour ressemble point par point à Gibraltar, sa sœur européenne. La ville fourmille de gens de toutes nationalités. Beaucoup d’Eurasiens. C’est aussi le rendez-vous des globe-trotters.
J’ai passé quelques jours à attendre un visa et j’ai rencontré un Suisse qui allait au Japon, un Français en route pour la Birmanie, un allemand et un Ecossais, également en route à travers le monde.
À nous cinq, nous avions 140 ans et nous avions ensemble parcouru 55 fois la distance Liège - Nice et retour.
Nous avons raconté chacun nos souvenirs. Nous sommes sortis ensemble et nous avons passé notre dernière soirée d’amitiés dans un dancing.
Là, il faut acheter un ticket de 5 cents par danse et le remettre à la partenaire que l’on a choisie.
Lorsqu’une danseuse a récolté ses trente tickets, elle a fini sa journée et va se coucher.
Je pénètre sur le continent Australien par Ford Darwin. Les douaniers vont pieds nus.
Peu d’Australiens. Mais beaucoup d’Italiens, de Grecs. Quelques Français. La chaleur est torride.
On trouve dans cette ville onze hommes pour une femme.
Un Australien m’a dit :
- Nous ne dormirons tranquilles que lorsque nous aurons soufflé aux belges le titre de plus grand buveur de bière!
J’arrive à Sydney sans histoire.
Je suis au bout de mon voyage.
J’ai gagné le pari que j’avais engagé avec moi-même.
Le ministre de Belgique m’accueille à bras ouverts.
Je travaille comme jardinier quelques jours pour me faire un peu d’argent.
Avant mon départ pour l’Afrique, mon hôte donne une garden-party en mon honneur.
…
Extrait n°9 : Arrivé au Congo, je retrouve la chaleur et les moustiques.
Le cargo qui me ramène d’Australie en Afrique tiré par deux remorqueurs glisse doucement vers le quai.
Une foule de débardeurs attendent.
Entouré de six passagers, je vide le verre des adieux, assis au salon de première classe.
Le bateau s’immobilise.
Nous sommes à Dar-es-Salam, capitale du Tanganyika.
J’en descends. Il fait une chaleur torride.
C’est la fin de la saison chaude.
Déjà les pluies s’annoncent.
Subitement, le ciel se charge de lourds nuages. Ils crèvent rapidement et le sol assoiffé boit avidement.
Mais quelques heures après l’averse, le soleil réapparaît.
La première route que j’emprunte est asphaltée.
Comme je me suis embourgeoisé à bord, cela va me permettre de me réadapter.
Le moteur tourne à merveille.
L’aventure m’a repris.
Subitement, la nuit est tombée.
À proximité de l’Équateur, la nuit succède au jour sans transition : en l’espace de quelques minutes, tout est plongé dans le noir le plus absolu.
J’arrêtai mon moteur, j’arrêtai ce bruit que j’avais appris à aimer et qui fut mon seul langage que j’entendis pendant de longs jours.
Et ce fut le silence. Un silence peu rassurant.
J’étais dans un endroit austère désolé.
Je pris soudainement peur. Le moindre craquement, le plus léger bruissement me faisait faire volte-face.
Une sueur froide me glissait le long de l’échine. J’avais les mains moites.
Les sensations les plus étranges se pressaient dans mon esprit.
On se raidit brusquement et l’on croit voir surgir des ombres de partout.
Depuis plusieurs jours, je craignais de mal me réadapter à la solitude, à la forêt silencieuse, à la nuit.
J’ai retrouvé mon calme après de bien pénibles minutes.
J’ai monté ma tente à tâtons, me fiant à l’habitude. Car je n’y voyais rien.
Puis le ciel s’est criblé d’étoiles. Je me suis tout de suite trouvé moins seul.
J’ai appris à écouter les bruits étranges de la forêt.
Et bien installé, bien rassuré, j’ai passé une nuit splendide.
La route en parfait état du premier jour a fini par se transformer en piste de terre battue.
La suspension de ma motorette a été mise de ce fait à une nouvelle et rude épreuve.
Je dérape de temps à autres, mais sans gravité.
Je traverse une réserve de chasse du Tanganyika mais je ne rencontre, sur ma route, que quelques antilopes et loin dans la plaine quelques girafes.
Voici six jours que le soleil tape dur. Mes bras et mes jambes sont couverts de cloches.
La route se met à grimper. Mon moteur chauffe et perd de sa compression.
J’avance mètre par mètre. La chemise me colle à la peau.
L’interminable randonnée !
Et je continue de grimper et de caracoler dans la montagne.
Et pas une hutte, pas un homme. Rien.
Rien que la route qui escalade les rochers.
La montagne vaincue, voici la plaine immense.
Je m’arrête au premier village que je rencontre.
Le chef me reçoit très bien. Il m’invite à souper et m’offre du moamba.
Il faut être affamé pour manger cela. C’est une poule cuite à l’huile de palme servie avec des feuilles de manioc, le tout épicé de feuilles de pili-pili.
Un vrai tord-boyaux. Mais servi tellement sympathiquement.
Voici neuf mois que je voyage.
J’ai traversé quinze pays.
Et toutes les frontières, je les ai passées comme une lettre à la poste.
Fort de cela, je me présente tout joyeux au poste frontière du Congo belge.
Et là, on me fait attendre interminablement dans un coin de bureau.
Puis on daigne s’occuper de moi.
On me fait remplir des tas de formulaires, déclarer ma caméra et mon appareil photographique.
On vérifie le numéro du moteur de mon cyclomoteur.
Bref, je reste là une heure.
Sur 29 postes de douane que j’ai franchi, c’est le seul où l’on se soit méfié de moi et où je suis resté le plus longtemps.
Mais cette mauvaise impression sera de courte durée…
Le soir même, un couple de jeunes colons m’invite.
Après un succulent repas, je conte mes anecdotes de voyage à mes hôtes et à des amis rassemblés pour la circonstance.
Les troubadours payaient des chansons. Moi, je paye d’histoires.
Il pleut depuis deux jours. Je patauge dans une boue jaunâtre et chaude.
D’immenses flaques coupent la route sur toute sa largeur.
Pour passer ces obstacles, je fonce à plein gaz. C’est la seule solution.
Ce n’est plus une moto qu’il me faudrait mais une jeep amphibie.
Si ce temps-là continue, je n’arriverai pas à Elisabethville à la date que j’espérais.
La pluie redouble de violence. Des éclairs déchirent le ciel. Il tonne sans arrêt.
J’ai fait une chute grave. Je suis resté plus d’une demi-heure étendu dans la boue sans pouvoir me relever. Je me suis blessé à la cheville. J’ai nettoyé la plaie tant bien que mal et je suis remonté en selle.
Mais ma cheville ne cesse de gonfler.
J’ai la chance de trouver sur ma route une mission catholique italienne. On m’y soigne. On me presse de prendre quelques jours de repos. Mais je décide de repartir malgré la route glissante.
Cette randonnée est folle mais magnifique.
Le soleil est revenu. Je progresse tellement.
À la nuit, j’atteins un petit village aux huttes d’argiles coiffées de paille.
De jeunes femmes y pilent le maïs. Des vieilles aux visages parcheminés préparent accroupies près de petits feux de bois, le repas du soir.
Les vieux du village m’accaparent, me font asseoir sur une natte de raphia.
Et il me faut leur conter mes aventures.
Des gosses courent autour de nous.
Tout le village respire la bonne humeur.
Ces gens semblent heureux, gentils.
Pour découvrir l’âme de ce peuple, il ne faut pas être un touriste curieux ou un enquêteur chargé de mission officielle. Il faut savoir s’asseoir autour de leur feu, comme si on était des leurs. Il faut accepter de partager leur farine de maïs, leur poisson pas très frais.
Il faut leur sourire. Remercier, apprécier leur hospitalité sans faire des grimaces de civilisés. Et puis distribuer des cigarettes à la ronde. Alors le chef vous offre la plus belle case du village. Qu’importe qu’il y pue la paille mouillée.
Ces congolais font tout pour vous accueillir comme un grand seigneur.
Et cela leur fait plaisir que vous partagiez leur vie tout simplement.
J’ai visité Luluabourg, l’une de villes les plus sympathiques du Congo. Les avenues y sont larges, bordées de palmiers.
Les gens y sont charmants. Ils y travaillent dur, mais ils savent organiser leurs loisirs : équitation, tennis, natation, bals…
Là, j’ai été invité à une partie dansante.
J’ai vu le gouverneur sourire à la ronde et s’attarder devant l’immense table chargée de bouteilles de champagne jusqu’aux petites heures.
J’ai vu un colonel organiser en vrai stratège un formidable combat de ballonnets et de serpentins.
Je me suis senti chez moi.
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Extrait n°10 : Dernières étapes africaines : à Léo, j’assiste à une foule de réceptions.
À la suite d’un malentendu, on me prend pour un journaliste.
Mais depuis deux jours, j’ai repris ma solitude.
Je roule dans le sable et m’enlise sans cesse.
Finalement, je renonce à avancer.
Je m’assieds à l’ombre et j’ouvre ce carnet de voyage.
Je pense qu’il me sera doux lorsque je serai devenu sage de retrouver ces notes que personne peut-être ne lira mais qui me permettront de revivre des minutes magnifiques.
Je trouve hospitalité pour la nuit dans un village noir. On m’a donné une case où il y a une table et une lampe à pétrole.
Autour d’elle voltigent des papillons.
De l’extérieur, des gosses m’épient en riant. Je ne vois que leurs dents et le blanc de leurs yeux.
Au petit matin, quatre indigènes, quatre costauds ont empoigné mon vélomoteur et ont commencé à le pousser.
Ce fidèle compagnon de ma randonnée qui s’était abandonné dans le sable laissait maintenant derrière lui, un sillon profond.
Les congolais se sont mis à chanter comme pour se donner du cœur à l’ouvrage.
Je les suis tant bien que mal et à une estimable longueur.
Je parviens à rattraper le groupe.
Je prends ma gourde et avant d’y porter les lèvres, je la présente aux hommes.
Ils me regardent surpris.
Puis ils boivent leur gorgée et me remercient.
Ils se mettent à marcher à nouveau et à chanter de plus belle.
Nous arrivons pour la nuit au village de Tuhihankundji.
La route a été longue et éreintante. Nous faisons halte.
Brusquement une dispute oppose mes hommes à ceux du village. Ces derniers estiment qu’ils sont sur leur territoire et que de ce fait l’honneur de pousser mon vélomoteur leur revient de droit.
Je parviens à rétablir le calme en distribuant des cigarettes.
Je me vois doté de nouveaux porteurs et le lendemain matin, je reprends la marche.
Les congolais poussant la motorette scandent des cris pour se donner du courage.
Je les suis de plus en plus difficilement.
J’ai les pieds en sang, la gorge sèche.
J’aimerais dire : « Halte ! Je suis fatigué… Je ne vais pas plus loin. »
Mes jambes se dérobent sous moi.
Et je compare la résistance des congolais et la mienne.
Ils pourraient me semer, me voler mon vélomoteur sans difficulté.
Mais le congolais est bon. Il vient en aide au Blanc pourvu qu’on ne le méprise pas.
Il accepte d’être puni si la punition est juste.
Et le Blanc perd l’estime du congolais s’il se montre trop faible.
Le Blanc pour lui est un grand frère qui sévit mais qui récompense aussi.
Bien des Européens sont incapables de comprendre le rôle qu’ils doivent jouer.
J’aimerais m’asseoir, ne fut-ce qu’un moment. Mais je ne peux pas perdre ma dignité devant mes boys.
Ils se retournent régulièrement vers moi. Je leur souris du mieux que je peux. Mais ils ont vite fait de remarquer mon état de fatigue et ils ralentissent l’allure de la marche.
J’ai lu de la pitié dans leurs yeux.
L’un d’eux me crie :
- Nous encore marcher 40 minutes ! Et ils reprennent leur chant.
Brusquement, un des porteurs se détache du groupe et se met à courir.
J’ai compris cet abandon subit quand je suis arrivé au village - étape.
Sur une table boiteuse, à côté d’une maigre lampe à huile m’attendaient une assiette de haricots, un poulet cuit à l’huile de palme et des fruits de toutes sortes.
J’ai noté ces quelques lignes et je me suis couché.
Arrivé à Bumba où s’arrête la route, il m’a fallu songer à atteindre Léopoldville.
Une seule possibilité s’offrait à moi : le bateau à fond plat. Les six cabines sont retenues depuis longtemps. On peut prendre mon vélomoteur mais pas moi.
Je laisse embarquer ma machine.
Et moi ?
Me ferais-je transporter à Léo en chaise à porteur, à travers la brousse ? Le voyage durerait 30 jours.
Y aller à pied ? Folie furieuse.
La pirogue ? Douze jours pendant lesquels on ne sait où caser ses jambes, où l’on sert de pâture aux moustiques.
Je me résous à gagner Stanleyville en stop.
Je ne sais ce qui me pousse à revenir sur mes pas. Je m’éloigne du but.
Mais le hasard me comble.
Le directeur de « L’écho de Stan » me propose un billet gratuit réservé aux journalistes invités à Léo pour la prochaine séance du Conseil du Gouvernement.
Et je m’envole en compagnie du directeur vers Léo.
Le directeur me demande si je n’ai pas soif et il appelle :
- Boy ! Boy !
Sans résultat.
Il veut se fâcher, mais le boy paraît et il dit avec un large sourire :
- Je ne suis pas le boy, je suis « l’air hôtesse ».
Nous volons trois heures avant d’atterrir à Léo.
À notre descente d’avion, une voiture officielle nous attend.
Je me retrouve dans un hôtel.
Et le jeu continue jusqu’au bout.
Un officiel me prenant vraiment pour un journaliste m’offre un verre et me remet un paquet volumineux qui porte une étiquette « Confidentiel ».
Il est trop tard pou avouer que je n’ai rien à faire ici, que cela ne me regarde pas.
Je m’enferme dans ma chambre, j’ouvre le paquet et découvre des statistiques auxquelles je ne comprends rien.
Le lendemain matin, on glisse sous ma porte des tas d’invitations : raout chez le gouverneur, cocktail à l’ambassade de France, souper à la Sabena, apéritif à l’Association de la Presse…
Le vin est tiré…Il faut le boire.
Je me procure un costume convenable et je me lance dans les réceptions.
On m’interroge :
- Que pensez-vous du nouveau plan décennal ?
Je réponds évasivement :
- il y a du pour...Il y a du contre…
- Et des interventions de Gaston je ne sais plus comment ?
- Hé ! Hé !
Je complète d’un geste.
Je dois avoir des normands dans mes ancêtres !
Partout c’est la même chanson.
Je bois, je mange, je fume. J’écoute et réponds le moins possible aux questions.
Voilà qui me change de onze mois de solitude.
Mais ce n’est pas tout.
Il me faut assister au conseil du gouvernement.
Je m’installe au banc de la presse et je me penche sur mes dossiers d’un air très absorbé.
Je vois que mes voisins griffonnent. Je griffonne.
Ils hochent la tête, je hoche la tête.
Tout le monde éclate de rire. Je ris.
Mes voisins s’échauffent :
- Fameux ! Pas mal ! Tout bon !
Je répète après eux.
Et voilà.
J’ai même du faire semblant d’être journaliste.
Après ce fut mon retour par air.
J’ai retrouvé Bruxelles sous un ciel gris cendré.
Il était bien sympathique ce ciel.
Me voici à la dernière page de mon carnet de route.
Je ne sais comment conclure.
En retrouvant mon pays, je me rappelle avec émotion de l’amitié réconfortante que m’ont témoignée tous les Belges que j’ai rencontré sortant de longues et pénibles étapes sous la pluie ou sous le soleil.
Voilà mon désir d’évasion satisfait.
Je plains ceux qui restent sur leur faim d’aventures.
Je rentre fatigué mais riche d’expérience et de souvenirs.
FIN |
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